Page 72 - Un bout de crayon - Francis Leclerc
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de détention beaucoup plus dures que celles qu’ils avaient subies de
            la part de l’ennemi allemand.
            C’est à l‘occasion de mon passage dans leur baraque (ils étaient
            quand même au moins entre eux avec soi-disant quelques petits avan-
            tages sur nous) que j’ai, sans doute, fait connaissance avec votre père.
            L’énoncé des nouvelles du jour était suivi d’échanges entre mes audi-
            teurs et moi, commentaire, réflexions, questions, précisions, révé-
            lations réciproques d’identité etc. J’ai comme mes compagnons de
            captivité Alsaciens-Lorrains-Luxembourgeois, été avide de connaître
            ces aînés que nous enviions d’avoir porté l’uniforme français, alors
            que nous étions obligés, même comme prisonniers, de porter l’uni-
            forme de l’armée allemande, en totale contradiction avec nos senti-
            ments profonds.
            Ce qui m’a attiré chez votre père c’était la bonté qui émanait de lui
            par sa simple présence, sa profondeur, son calme, sa retenue dans
            ses paroles son humilité. On sentait en lui un homme de foi soutenu
            dans tant d’adversité par sa croyance en Dieu. J’ai pu rapidement
            lui révéler qu’un prêtre, Maurice Haegeli, était prisonnier avec nous,
            et avait réussi à organiser chaque dimanche un petit « office » à
            l’insu des Russes d’abord, puis avec leur consentement tacite. Ce
            temps de prière commun était pour tous ceux qui s’accrochaient à la
            Providence un profond réconfort et nous nous y retrouvions chaque
            fois que possible.
            … N’étant pas de la même baraque nos entrevues étaient sporadiques,
            nos entretiens pas toujours très suivis. Mais nous avions toujours
            plaisir à nous retrouver quand la vie du camp le permettait.
            C’est ainsi que j’ai appris son nom évidemment, et que j’ai su qu’il
            était de Normandie, de Quétiéville, qu’il était marié, qu’il était agri-
            culteur, qu’il languissait de sa femme, de sa terre de son pays, que 4
            années de prisonnier étaient une dure épreuve, mais qu’il ne perdait
            pas espoir de rentrer un jour chez lui et de retrouver sa femme... De
            ne plus avoir de nouvelles depuis leur « libération » était pour ces
            hommes une épreuve supplémentaire qui pesait lourd dans leur peine !
            Et nous les Alsaciens qui trouvions déjà bien longs les quelques mois
            de détention, nous compatissions à leur peine, et essayions de leur
            adoucir les conditions de leur séjour à Tambov avec nos bien faibles
            moyens ! Nous nous sommes vraiment réjouis lorsqu’est tombée la
            nouvelle de leur prochain départ pour la France. Autant nous aurions
            aimé que ce départ ne se limite pas à eux, autant nous leur souhaitions



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