Page 133 - Un bout de crayon - Francis Leclerc
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conditions rudes des prisonniers effectuant le travail de docker.
            Ce nom m’est inconnu : aucune mention dans les documents de mon
            père. Pourtant cette adresse a été envoyée à Marie-Madeleine par mon
            père. Ma mère que j’interroge à plusieurs reprises ne connaît plus ce
            nom. Il devait être important à ses yeux puisque noté dans le calepin
            avec son frère et son époux. En plus il a été classé par le prénom Jean
            ce qui suppose une grande proximité.
            Francis lui aurait-il confié un message ou un objet au cas où il ne
            rentrerait pas ? Ils devaient en effet pressentir que 1944 serait une
            année déterminante, une année de dénouement dans ce conflit sans
            fin et par conséquent dangereuse.
            Voilà un dernier mystère, un nouveau sujet d’enquête qui surgit fin
            mai 2020. Il faut bien arrêter les recherches un jour et écrire ce récit.
            Aurait-il eu l’intention de tenter l’impossible, une évasion par voie
            maritime, avec la complicité d’un ami docker à Mémel ? Y avait-il
            parmi les prisonniers un projet concerté pour s’évader plutôt que de
            rester ici sans espoir ? Peut-être qu’un lecteur me dira un jour qui était
            Jean Grand et ce qu’il est devenu ?

            Ainsi se termine l’histoire de mes recherches étalées sur une dizaine
            d’années : le bilan est plus que satisfaisant, même inespéré, puisqu’en
            suivant son itinéraire, j’ai découvert l’existence d’un de ses amis ,
            un « Malgré-nous » alsacien, captif de Tambov, encore vivant et se
            souvenant de lui. Les lettres écrites de sa main sont un trésor. En
            Lituanie j’ai marché sur ses traces, aidé par un passionné local, qui
            m’a emmené au but. Sans lui je n’aurais jamais trouvé ces lieux avec
            la même certitude. Nous avons arpenté le pont où il fut pris par les
            Russes et nous l’avons accompagné jusqu’à la gare de Wilkieten d’où
            il est parti vers l’Est, s’éloignant encore plus de la Normandie qu’il
            voulait tant revoir. Il me faudrait aller à Tambov, pour lui et ceux qui y
            sont toujours, mais sous terre, comme René Jeannot. Il ne reste qu’un
            monument dans la forêt.
















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